Archive for the 'Culture' Category



Les sombres feux du passé : Chang-rae Lee

lessombresfeux dupasseLe « docteur » Franklin Hata fuit les histoires comme la peste. Mais la sienne est là, qui l’attend patiemment au coin du feu. Japonais d’origine coréenne, il s’est établi dans une bourgade du New Jersey, Bedley Run, au début des années soixante. Désormais septuagénaire à la retraite, il semble couler des jours paisibles dans sa banlieue cossue. Néanmoins, quelque chose intrigue et dérange dès les premières pages. Hata se raconte pourtant sans hâte, sur le ton amène de la respectabilité. Nous apprenons ainsi qu’il possédait une officine médicale et, qu’à force de travail et d’abnégation, son commerce a prospéré. Il vit dans une vaste demeure de style néo-Tudor avec jardin et piscine dallée. Conduite exemplaire, estime du voisinage, l’univers policé du gentil Franklin nous irriterait presque si l’on ne pressentait l’existence d’un autre monde, bien plus sombre et douloureux, derrière la belle façade immaculée.
Ironie du sort, c’est à la suite d’un incendie accidentel que s’embrase véritablement la mémoire verrouillée du narrateur. Au fil des souvenirs émerge la figure de Sunny, l’orpheline coréenne confiée aux bons soins du docteur. Adoption ratée qui dégénère petit à petit et se solde par le départ prématuré de l’adolescente dans l’opprobre et l’incompréhension : « Je n’ai pas besoin de toi, a-t-elle ajouté d’une voix douce et implacable. Je n’ai jamais eu besoin de toi. Je ne sais pas pourquoi, c’est toi qui avais besoin de moi. Mais ça n’a jamais été vrai dans l’autre sens. » Nous non plus ne savons pas pourquoi Hata a tant souhaité adopter une petite fille, allant même jusqu’à verser des pots de vin pour parvenir à ses fins. Et ce n’est pas Mary Burn, un autre rendez-vous manqué, qui dissipe les points d’interrogation : « Mais on dirait que tu lui es redevable et ça, je ne parviens pas à le comprendre. Je n’en vois pas la raison. Tu l’as recueillie. Tu l’as adoptée. Mais tu agis comme un coupable, comme si c’était une créature à qui tu as fait du mal, autrefois, ou que tu as trahie, et comme si tu te sentais obligé maintenant de satisfaire tous ses désirs. » Le retour inopiné de Sunny dans le présent vacillant de Franklin précipite la résurgence d’épisodes lointains et brûlants. A mesure que les réminiscences submergent la voix narrative, le récit se rapproche lentement mais sûrement de l’épicentre, telle une plongée inexorable dans les flammes de l’enfer.
Automne 1944, la guerre du Pacifique fait rage. L’officier de santé Jiro Kurohata, i.e. notre cher docteur,  est affecté dans un campement perdu au milieu des plaines birmanes. L’angoisse du combat, la routine débilitante et les brimades quotidiennes règnent en maître dans ce cloaque soumis à une hiérarchie militaire des plus rigides. L’attente finit par atteindre le moral des troupes. Heureusement que l’on annonce l’arrivée imminente de « volontaires ». Les hommes vont pouvoir enfin s’amuser un peu. Elles débarquent un beau jour, ces denrées rares, coincées entre les sacs de riz et les conserves de légumes. De jeunes Coréennes à peine sorties de l’adolescence. Elles sont cinq pour près de deux cents soldats. Parmi les victimes offertes aux troufions en rut, l’une d’entre elles est curieusement épargnée jusqu’à nouvel ordre. Elle se prénomme Kkutaeh et son souvenir va hanter Franklin à tout jamais.
Dans ce roman  crépusculaire où s’entremêlent les vivants et les morts, l’auteur exhume une page sordide de l’ Histoire en évoquant le sort tragique des Femmes de réconfort. Le choix d’un narrateur récalcitrant, bourreau et victime à la fois, décuple la tension dramatique du récit et élargit la perspective d’ensemble. Il est autant question des horreurs du passé que du destin d’un homme qui y a participé et l’a payé au prix d’« une vie entière d’obligations et de politesses. » Après Langue natale, Chang-rae Lee signe ici un livre dense et obsédant,  dont la lecture ne laisse pas indemne. Telle une marche funèbre, Les sombres feux du passé invite à la mémoire et au recueillement. Entrez donc dans le confessionnal, vous y entendrez le chant du cygne d’une vie désaccordée dès ses premières mesures .

Les sombres feux du passé
, L’Olivier, 2001, traduit de l’anglais par Jean Pavans.

sankyo

Chang-rae Lee a trois ans lorsque sa famille quitte la Corée du Sud pour venir s’installer aux Etats-Unis en 1968. Il fait de brillantes études à Phillips Exeter et à Yale. Après une brève incursion dans le monde de la finance, il décide de se consacrer à l’écriture à la mort de sa mère. il est l’auteur à ce jour de trois romans : Langue natale (Native speaker), Les sombres feux du passé (A gesture life) et Le ciel de Long Island (Aloft). Ainsi qu’il le dit lui-même, son œuvre s’attache à «analyser ce double sentiment de citoyenneté et d’exil, mettre en scène l’existence des expatriés, avec son cortège de complications, de douleurs et de joies. »

Le kimchi, miracle made in Korea

kimchi - credit: toconnor1

Le Kimchi est sans conteste l’aliment le plus médiatisé en Corée. Ce mets préparé à base de légumes, traditionnellement du chou fermenté dans un mélange de sel, d’ail (beaucoup), de piment (énormément), de saumure de crevette ou de poisson et divers condiment est connu pour être riche en vitamines, minéraux, ferments lactiques et autres éléments nutritifs.

Le Kimchi: essence même de la Corée

Mais limiter le Kimchi à cette stricte description culinaire serait passer à côté de l’essentiel du Kimchi: de son odeur qui imprègne la Corée, tout comme la lavande et le Pastis sentent la Provence; du rituel lié à sa préparation pour les provisions qui annoncent l’hiver, tout comme le rituel des vendanges en Bourgogne ou dans le Médoc annoncent un plus ou moins bon millésime; du bout de Corée qu’on emporte à l’étranger en prenant du Kimchi avec soi, tout comme le bout de France qu’on prend avec soi en emportant du saucisson… Le Kimchi est l’incarnation épicée d’un peuple au sang chaud: des Latins d’Asie.

Le meilleur Kimchi: celui de maman

Le Kimchi est au Coréen ce que la baguette, le fromage, et le boeuf bourguignon cumulés sont aux Français. La baguette parce que tout Coréen qui s’estime ne conçoit pas un seul repas sans Kimchi; le fromage parce que le Kimchi est un mets fermenté: qu’on aime plus ou moins fait. Le Kimchi pourra ainsi être croquant et frais telle une salade de romaine s’il est mangé jeune, ou acide et fort en goût s’il est mangé bien fait. Le boeuf bourguignon enfin, parce que chaque famille a SA recette, SA variante de Kimchi, qui en fait le meilleur de Corée, et dont le secret de fabrication est jalousement gardé pas la mère, qui elle-même l’a hérité de sa mère, qui elle-même, etc…

Le Kimchi : entre ciel et mer

Faisant partie du quotidien, on comprend qu’il est difficile pour les Coréens de s’en passer lors de leurs déplacements. Ceux-ci  débordent d’imagination quand il s’agit d’avoir du chou magique dans leur bol. Des études poussées ont été menées en 2008 pour que cet aliment fermenté puisse conserver sa saveur, sa texture et sa couleur dans l’espace. Un geste fort en direction du premier astronaute coréen ! Le mois dernier, ce n’est pas dans les airs mais en mer que le Kimchi a navigué : il y a une dizaine  jours, une tonne de Kimchi a ainsi été envoyée aux 300 soldats coréens intervenant depuis deux mois dans les eaux de Somalie. Cette cargaison destinée à remonter le moral de la flotte coréenne ne peut que rappeler les colis envoyés par les familles aux soldats coréens durant la guerre du Vietnam dans les années 1960.

Gloire au Kimchi

Les Coréens n’hésitent pas à vanter les vertus du Kimchi qu’ils décrivent comme un légume  contenant davantage de ferments lactiques qu’un yaourt. Il aurait un double effet : tuer les bactéries nuisibles et renforcer les bactéries utiles, consolidant de ce fait les défenses immunitaires du corps. Son goût à la fois épicé et acide stimulerait en outre la digestion. Il préviendrait aussi bien le cancer que le vieillissement ou l’artériosclérose. Lors de l’émergence du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) en 2003, les Coréens sont allés jusqu’à soutenir qu’ils avaient été épargnés par ce virus grâce au Kimchi. Fidèle à son tempérament passionné, le Coréen n’hésite pas à promouvoir avec fierté les bienfaits du Kimchi. De nombreux festivals sont organisés en son honneur. Il existe même un musée qui lui est entièrement consacré. Une association IKA (International Kimchi Association) a par ailleurs  reçu le soutien du gouvernement coréen le mois dernier.

Le Kimchi sous toutes ses formes

oikimchi - credit: churl

la variante concombrée du Kimchi

Traditionnellement, le Kimchi est préparé par chaque famille coréenne à l’automne (Kimjang) afin de constituer des réserves pour l’hiver. Mais cette tradition se perd, en raison des changements d’habitudes alimentaires et des nouvelles générations plus urbaines qui  préfèrent acheter du Kimchi déjà préparé. Il existe d’autres sortes de Kimchi comme celui à base de radis Kaktugi (깍두기) ou bien encore de concombres farcis (oisobaegi). Ces variantes connaissent à l’heure actuelle un réel succès, d’autant plus que le prix du chou a pratiquement doublé par rapport à l’an passé. Le Kimchi est traditionnellement un accompagnement mais on peut également le trouver en plats comme dans le Kimchi Tchigae (김치찌개), le Kimchi Jeon (김치전), le Tubu Kimchi(두부김치) ou le KimChi Bokum (김치볶). Les chaînes d’alimentation rapide proposent même des pizzas et des hamburgers au Kimchi !

La voie du succès

L’addiction au Kimchi n’est pas spécifique aux Coréens. Depuis une dizaine d’années, la cuisine coréenne s’est exportée dans les autres pays d’Asie. Les pays les plus demandeurs sont le Japon, les Etats-Unis et Taiwan qui représentent 88% des exportations de Kimchi.

Nouvellement, la tendance est d’accentuer la communication sur les vertus du Kimchi en cas de cure d’amaigrissement. Pour illustrer ses multiples bienfaits, un film documentaire « Kimch ikkhan » est en cours de réalisation. Le cinéaste Shin Heung-sik souhaite le diffuser aux Etats-Unis car il considère à juste titre que la population américaine a un sérieux problème d’obésité.

Les qualités du Kimchi semblent décidément à la fois impénétrables et innombrables!

sobong

Youn Sun Nah vs Tom Waits

Concert Youn Sun Nah au Sunset-SunsideQuand on m’a dit qu’il fallait absolument aller au concert de Youn Sun Nah mercredi 13 mai 2009 à l’occasion de la sortie de son dernier album « Voyage », je me suis demandée pourquoi cette chanteuse suscitait autant d’enthousiasme. Curieuse de découvrir une chanteuse de jazz, de surcroît, coréenne, je me suis donc rendue au Sunset à Paris sans trop savoir à quoi m’attendre.

Youn Sun Nah m’a d’emblée séduite par sa délicatesse, sa voix si singulière. Avec une aisance surprenante, elle varie les tonalités et nous ballade à travers le temps et les cultures en chantant en anglais, brésilien, français et coréen. Plus la soirée avançait, plus j’appréciais la douceur et l’élégance de sa voix. Je ne regrettais pas d’être venue et je me laissais transporter au gré des mélodies et de la diversité de ses morceaux.

Youn Sun Nah @ Sunset-Sunside

Puis, vers la fin du deuxième set, Youn Sun Nah a annoncé qu’elle allait interpréter une chanson de Tom Waits.

Tom Waits?

Oh non, par pitié, pas une reprise de Tom Waits, ce chanteur que j’adule tant, ces souvenirs associés à cette voix et ces rythmes, cette musique unique qui a vocation à le rester. Youn Sun Nah était si bien partie, et elle allait tout gâcher bêtement pour ce choix malheureux, trop audacieux de sa part… Cela allait être fatal et anéantir tout le plaisir que j’avais eu jusqu’à présent d’écouter cette chanteuse coréenne…

J’étais inquiète mais dans un coin de ma tête, je dois avouer qu’une petite voix me disait que tout irait bien. Simplement parce que Youn Sun Nah sait naturellement donner confiance et créer une atmosphère de bien-être par son talent et ses interprétations remarquables.

Le suspens n’a pas duré longtemps: cette interprétation de “Jockey Full of Bourbon”, que nous propose Youn Sun Nah est différente de l’originale… Différente mais agréable: c’est du Tom Waits, et c’est du Youn Sun Nah, le tout en harmonie. Et c’est avec un immense plaisir que je l’ai écoutée interpréter l’un des classiques de mon répertoire favori.

Le nouvel album de Youn Sun Nah s’intitule Voyage. Comme une invitation au voyage que je recommande sans hésitation.

sobong

Chang-rae Lee : Langue natale

leechangraeFils d’un immigré coréen qui a réussi dans l’épicerie au détail, Henry Park est la voix tourmentée de ce récit à la première personne. Un récit dont l’éclatement de la temporalité narrative ne fait que refléter l’identité elle-même fragmentée du narrateur. Qui se cache derrière Henry Park ? Telle est la question lancinante à laquelle l’intéressé s’efforce de répondre tout au long du roman.
Henry  travaille pour le compte d’une société privée spécialisée dans le renseignement : « Nous nous  présentions en tant qu’hommes d’affaires, sans plus de précision (…) En un mot, nous étions des espions (…) A la place, nous avions choisi de nous occuper des gens. Chacun de nous travaillait sur ses semblables, plus ou moins. Travailleurs étrangers, immigrés, premières générations, néo-Américains. Je m’occupais des Coréens, Pete des Japonais. »
En somme, Henry est un espion « ethnique » ; il traque des membres de sa communauté, il les trahit. Pour les besoins de ses missions, il doit s’inventer une « légende », travestir son identité. Un emploi pour lequel il se sent des prédispositions, lui qui depuis toujours avance masqué : « Je m’étais toujours dit que j’aurais pu être n’importe qui , peut-être plusieurs n’importe qui en même temps . Dennis Hoagland et sa société privée étaient arrivés au bon moment, offrant le meilleur des emplois pour la personne que j’étais, quelqu’un qui pouvait avoir sa place et en sortir à moitié quand il le souhaitait. »
La profession d’espion met en exergue l’identité trouble d’Henry dont le cadre familial et le statut d’outsider au sein de la société américaine ont  favorisé certains traits de caractère. C’est en effet de ses parents qu’ il tient cette aptitude à se fondre dans le décor:  « (…) il se conduisait comme si la ville tolérait à peine notre présence (…) Et ma mère était encore pire, elle préférait largement rater complètement un gâteau d’anniversaire plutôt que de s’infliger la plus insignifiante des hontes en allant demander à sa voisine et amie l’œuf ou la pincée de levure qui lui manquait. »
Vulnérabilité d’immigrés soucieux de s’intégrer dans le paysage américain et d’atténuer leurs différences en faisant profil bas. A travers cette pusillanimité exacerbée  se révèle la crainte d’être montré du doigt, vilipendé et rejeté. D’ailleurs, Henry a beau y trouver à redire, il n’en a pas moins intériorisé ce modèle comportemental : « Alors, qu’on dise de moi ce qu’on voudra. Un assimilé, un laquais. Un garçon consciencieux au visage étranger. J’ai déjà été tout ce que vous pouvez dire ou imaginer, toutes les versions du nouvel arrivant, toujours effrayé, amer et triste. » Autre aspect du legs familial , le masque stoïque que l’on se doit d’arborer en toutes circonstances : « Ma mère (…) pensait que l’expression des émotions dénotait une forme de manquement dans les relations entre les gens (…) A part cela, je trouvais qu’elle contrôlait admirablement les muscles de son visage. Elle semblait avoir le pouvoir de leur imprimer les mouvements les plus subtils, comme la langue déplace l’air. » Ahjuhma,  la domestique coréenne que le père fait venir du pays après la mort de son épouse, symbolise à cet égard la version radicale de l’immigrée muette et solitaire. Perçue comme « une sorte de zombie »,  c’est un être en marge, apparemment dépassé par la réalité qui l’entoure.
Son contraire s’incarne dans le personnage de Lelia, la femme d’Henry. Véritable contrepoids culturel, elle est l’emblème WASP du roman, « l’autochtone » qui se distingue par son teint diaphane, son franc-parler ou encore son élocution irréprochable. La « fine déesse anglicane » parvient même à séduire Park senior, initialement rétif aux mariages mixtes : « Dès que se présentait l’occasion, il se postait à côté d’elle, afin de vanter sa haute taille et sa posture parfaite , comme une belle pouliche, disait-il, admiratif en coréen. » Il suffirait de peu de choses pour qu’elle n’apparaisse comme le sésame de la famille Park, l’assurance d’une intronisation officielle dans cette Amérique blanche convoitée et fantasmée par les immigrés.
Toutefois, le sentiment d’être un américain à part entière ne repose pas sur un tel artifice. Les tensions qui colorent la relation entre les deux conjoints révèlent ainsi des différences culturelles très profondes. Si Henry représente, parfois jusqu’à la caricature, l’oriental froid et réservé, Lelia, quant à elle, est l’archétype de l’américaine loquace et directe : « (…) cette façon de ne rien pouvoir cacher, d’avoir l’air vexé quand elle était vexée, heureux quand elle était heureuse. Qui me permet de savoir à tout moment exactement où elle en est. »  Son irritation grandissante face à l’impassibilité de son mari illustre à l’évidence le point de vue de la classe moyenne blanche américaine. Prise entre deux feux culturels, l’identité d’Henry est en suspens. Cette confusion intérieure se manifeste notamment dans sa manière de s’exprimer en anglais, lui qui est pourtant né sur le sol américain et y a toujours vécu : « Mais je m’entends toujours faire des écarts quand je parle, fondre une langue dans l’autre – ou les faire exploser – car il y a tellement de frottements et de friction que le feu menace toujours entre deux langues. » La diction parfois hasardeuse du narrateur contraste avec la virtuosité langagière de sa femme, orthophoniste de son état, et par conséquent grande prêtresse de l’idiome américain le plus authentique. Mitt, le fils métisse, incarne à ce propos la synthèse harmonieuse de ses parents : « Il était capable d’imiter les modulations les plus infimes de notre anglais et de notre coréen, ces musiques qui disaient qui nous étions. »
Car la langue est au cœur du roman. Expression directe de soi, elle est médium naturel chez le locuteur natif, obstacle cruel chez l’immigré : « J ’étais envahi par la honte et la colère chaque fois que j’entendais les sons bizarres que produisaient mon père et ses employés, leur anglais de métèques, l’espingliche, le chingliche le dialecte des rues. » D’ailleurs, le choix de New York et de ses alentours comme lieu principal de l’action n’est pas anodin. La Grosse Pomme symbolise en effet depuis toujours la Terre Promise des immigrants. Les langues et les accents les plus divers s’entremêlent en son sein. Une tour de Babel des temps modernes en quelque sorte.
C’est donc un narrateur désorienté qui se révèle au lecteur. Au gré des réminiscences, l’évocation d’un drame familial apporte un éclairage supplémentaire sur les épreuves auxquelles il est confronté. Sa quête identitaire se heurte progressivement aux exigences de son métier. John Kwang est un politicien coréen-américain qui brigue la mairie de New York. Il est aussi et surtout la nouvelle cible de notre héros, une cible trop familière et trop séduisante pour que la mission s’avère sans péril.  Ruminant des souvenirs souvent douloureux et faisant face à un présent aux enjeux multiples, Henry se doit de trouver enfin sa juste place dans le maelström de sa vie.
Ce premier opus de Chang-rae Lee explore avec force et sensibilité l’expérience de l’immigration. A travers les tribulations d’un coréen-américain à New York, le roman distille la saveur amère de la discrimination raciale, de l’isolement et du sentiment d’infériorité. Miroir fictif de la réalité du melting-pot,  Langue natale témoigne de la difficulté à se définir quand on est et demeure l’Autre, cet anonyme venu d’ailleurs, aux yeux de la majorité dominante.

Langue natale, L’Olivier, 2003, traduit de l’anglais par Lazare Bitoun.

sankyo
Chang-rae Lee a trois ans lorsque sa famille quitte la Corée du Sud pour venir s’installer aux Etats-Unis en 1968. Il fait de brillantes études à Phillips Exeter et à Yale. Après une brève incursion dans le monde de la finance, il décide de se consacrer à l’écriture à la mort de sa mère. Il est à ce jour l’auteur de trois romans : Langue natale (Native speaker), Les sombres feux du passé (A gesture life) et Le ciel de Long Island (Aloft). Ainsi qu’il le dit lui-même, son œuvre s’attache à «analyser ce double sentiment de citoyenneté et d’exil, mettre en scène l’existence des expatriés, avec son cortège de complications, de douleurs et de joies. »


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